Paralysies *
* OU : petit défi entre amis ;)
Texte écrit sur une proposition de bandersnatch. Je me suis rendu compte qu'il y avait longtemps que je n'avais pas écrit un texte en prose et j'ai pris plaisir à revenir sur ces sentiers là. Donc : merci pour le défi ! ;)
illustration: une création de Photobscure (avec son autorisation).
Il n’ouvre pas les yeux, pas encore.
A travers le rideau jauni glisse un rayon de soleil hivernal, qui se prolonge sur le plancher encombré.
Il devrait se lever.
Faire chauffer le café de la veille, enfiler un vieux tricot, peut-être sortir.
Pour aller où ?
Il n’ouvre pas les yeux. Des pas dans le couloir, une voix d’enfant, suppliante et la réponse de la mère, dont, à travers les fines cloisons de l’appartement, il perçoit l’exaspération. Bruit de clé que l’on tourne, une porte claquée trop fort et à nouveau le silence. Puis le jingle familier d’une émission de télé. Il est donc 18 heures, la petite voisine goûte sans doute devant l’écran en se lavant le cerveau dans l’indifférence de sa trop jeune mère occupée à pianoter sur son smartphone.
Soupir.
S’alimenter, aussi, il faudrait. Trop compliqué de se souvenir du dernier repas, avalé dans le fauteuil à la nuit tombé, devant la fenêtre au store toujours relevé, il n’a jamais pris la peine de le faire réparer ; quelle nuit il ne sait plus.
Une sonnerie, quelque part dans l’appartement. Le portable. Il se souvient de l’avoir fait charger récemment, et le voilà qui sonne. Il voudrait répondre. Activer le haut-parleur. Que les murs s’emplissent d’autres mots que ceux qu’il retient sous le barrage de son cerveau léthargique.
Mais il n’ouvre pas les yeux, il ne tend pas la main. Pendant quelques secondes pourtant il en a eu la volonté et le presque geste l’a épuisé. La sonnerie s’interrompt. Une corvée de plus, écouter le message sur le répondeur, la voix inquiète, probablement les larmes.
Quelle importance. Demain. Il se lèvera, s’habillera ; trouvera l’appareil, appellera. Expliquera.
Expliquer quoi ?
Une faiblesse soudaine le traverse, envie de vomir, il voudrait tourner la tête pour échapper à la lumière terne de la journée finissante. De ce côté de la chambre l’armoire à glace raconte une époque révolue, une chambre à coucher partagée, des rêves, des envies, des désirs, et dans le reflet du miroir un homme a les yeux clos, les lèvres serrées sur des souvenirs figés.
On sonne à côté, bruit de talons, voix d’homme, forte, assurée, et en réponse un rire étouffé, puis quelques mots jetés, la porte claque à nouveau, les talons s’éloignent dans le couloir, la télé plus forte à présent de l’émission du début de soirée. Il se dit vaguement que l’enfant va rester seule, que lui aussi est seul, que la mère sortie vaciller dans les lumières de la ville est seule également, seule malgré les apparences, seule sous ses yeux trop fardés, que les mots pressés entre ses lèvres volubiles n’ont pas de sens. Que rien d’ailleurs n’a de sens, hormis cette sensation pesante autour du corps, que quelque chose vient de se passer et qu’il l’ignore encore.
Il n’ouvre pas les yeux, ne desserre pas les lèvres.
Un autre jour peut-être on sonnera, puis ce seront des coups plus insistants à la porte d’entrée. Qu’il n’entendra pas. Alors, qu’importe s’il reste allongé, dès à présent ? Des inconnus investiront les 50 m2 du petit appartement devenu son seul horizon depuis deux ans, ils envahiront cet espace dérisoire où la misère humaine a tenté de lutter, entre un bol oublié sur la table et de vieux vêtements jetés au sol, et porteront un regard sévère sur la défaite qui a mené jusqu’à ce corps amaigri sur le lit en désordre. Leurs mains exécuteront des gestes professionnels et inutiles tandis que leur âme terrifiée tentera de se fermer devant le pitoyable oracle.
Il sent le poids de son corps enfoncé dans le matelas, et se demande un instant si ces sensations sont bien les siennes, que pourrait donc ressentir un gisant ? Peut-être que ce sont les choses qui l’entourent qui le perçoivent, et non l’inverse. Farfelue pensée de n’être que l’émanation suante et glacée d’un drap de coton bouloché, ou encore le rêve inabouti d’un meuble suédois à bas prix. S’il parvenait jusqu’au bout de l’idée, il est certain qu’elle l’amuserait.
Le portable à présent déchargé a glissé sous le lit, inutilisé. Il fait nuit. En face de l’immeuble les néons de la ville jouent à imiter la vie. Il n’ouvre plus les yeux, pour qui ?
Lentement son existence s’est ralentie. Son regard a fini de se tourner vers cet endroit désert, un long couloir de souvenirs où son âme dégradée s’est emmurée. Sous ses paupières inertes , les pupilles sont bloquées sur un rêve immobile. Les mots qui autrefois le servaient se sont atrophiés en pastilles amères et dures dans sa bouche desséchée. Son corps a creusé une ligne d’escarres dans le drap depuis longtemps inchangé, la douleur même à force d’habitude a fini par s’éloigner. Le voyant de l’ordinateur clignote dans le coin de la chambre et reste le seul à veiller.