Dans la passe
[illustration : cortex system, Angelo Musco]
Dans mon âme sont dressés deux écueils
Balises brutes, vigiles en deuil
La première borne haute et sinistre
Est tout en marbre lisse
Elle a la splendeur des tombeaux
Où se recueillent les gens normaux
Je l’ai souvent caressée de mes doigts,
Frottant la pierre jusqu’à sentir
Ma chair s’assouplir
Elle se voit de loin
C’est un phare d’espérance,
Régnant avec assurance,
Dressée sous les poings
L’autre est biscornue
Ratatinée escorniflée parvenue
Tout en arêtes givrées
Elle cabosse jusqu’au sol
Son ombre tordue
Elle pointe avec urgence
Des axes révoltants
Cadran lunaire de l’errance
Dont le gnomon est inconstant
Entre les deux je serpente
Parfois dans la lumière
Et la facilité de pas déjà tracés
Parfois je m’invente
Je repousse mes peurs
Jusqu’à rentrer sous terre ces bornes familières
Laocoon combattant les vipères
- vois donc ce qui ruisselle
Au pied des sentinelles
Un fleuve de morts
Chargé de voiles noires
Où pourrissent des corps
Une rivière vive
Chargée de voiles blanches
Bousculant le vieil esquif
Dans cet estuaire je fais la planche
Agrippée aux bouées
Des serpents sur mes hanches.