Le temps de la danseuse (bis)
Anne vient de quitter l’artère bruyante de la rue de Rivoli et oblique sous un passage couvert. Ses cheveux courts lui font un casque de lutin, sa petite taille renforce cette impression, sous la pluie naît un être hybride, elfe indéterminé et gracieux, mi-sauvage, mi-urbain. Son regard vert pâle est tourné vers les ombres. Elle a enfoncé ses mains dans les poches d’une veste en laine ; la pluie l’abrite du regard des passants, elle avance sous le vent. Un sac en cuir bat contre ses hanches au rythme de pas nerveux. Elle baisse les yeux sur le petit walkman qu’elle a finalement décidé de s’offrir la veille aux Galeries, tant pis pour la dépense, la fugue délicate de la musique valait bien ce sacrifice. Son pas prend le rythme des notes, les passants lui sourient. Elle croise le regard d’un vieil homme assis contre la grille d’un jardin avec son chien. Les arbres nus font dans son dos un théâtre d’ombres chinoises. Indécise elle fouille son sac, et repêche au fond son petit portemonnaie, entre un livre de poche aux pages écornées à force d’avoir été lu, et un carnet à spirales. Elle en sort, presque honteuse, un ticket de métro qu’elle conservera longtemps, témoin de carton d’un songe parisien, elle le coince entre le majeur et l’index, et avec concertation finit par extirper une pièce de monnaie, dix francs qu’elle glisse dans la paume du clochard. Le vieil homme la rassure d’un sourire, et fait tourner la pièce entre ses doigts, magicien des jours froids. Le chien à ses pieds bouge à peine. Elle reprend alors sa marche, une bourrasque de vent souffle sa jupe, elle a soudain envie de rire, rien ne rime à rien, ni sa fuite, ni ce chien, ni ce jardin, ni la subite envie de danser qui la prend.
C’est une fille hirondelle. Elle est arrivée un matin poussée par un vol de printemps, migration hésitante, pour vivre quelques heures de liberté dans cette chambre minuscule qu’elle a louée.
Elle danse sur les pavés. Puis disparaît.