Le cognassier/partie 4 : "Ce jour-là, Adeline l’avait appelé longtemps."
"LE COGNASSIER" nouvelle à 4 mains
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4. Il avait compris peu à peu, en recoupant les informations. Car si les enfants, ignorant la duplicité, se trahissent spontanément, les adultes quant à eux, ont à peine conscience de leur présence. Ils parlent non pas à leurs rejetons, mais devant eux, comme autrefois, dans les grandes maisons, le maître abordait des sujets d’ordre privé devant sa nombreuse domesticité, sans même pouvoir une seule seconde envisager que celle-ci écoutât ses propos et en fît plus tard ses choux gras en cuisine ou à l’office.
Et puis, il avait au fil des années acquis cette impassibilité des meubles, qui faisait qu’on l’oubliait facilement. Quand il n’était pas « à se crotter dans le jardin » comme le disait sa mère, il n’était pas, tout simplement. S’il n’y avait pas eu Adeline, peut-être certains jours n’aurait-il pas mangé. Sa sœur aînée avait le don de lui faire réintégrer le cadre familial. D’une pression sur son épaule, d’une bourrade tendre ou d’une caresse distraite dans ses cheveux bouclés, elle le rendait, en quelque sorte, visible aux yeux des autres. Il devenait alors une bouche à nourrir, un corps à vêtir, un encombrement dont il fallait considérer la présence.
Mais lorsqu’il était seul, il se fondait à nouveau dans le décor chargé du salon Louis XV. Petit caméléon aux genoux sales, sa respiration semblait s’atrophier jusqu’à se figer entre ses côtes maigrelettes. Il restait là, posé du bout des fesses sur la bergère ou le fauteuil Voltaire, ses yeux clairs légèrement exorbités, fixés sur la silhouette bancale du cognassier qu’il devinait par la fenêtre, derrière la barrière familière de la haie. Il n’avait pas conscience d’être là où il ne fallait pas, il était juste simplement plus facile de disparaître ainsi aux yeux de ses parents, que de se lever, longer le mur du salon, ouvrir la porte et sortir. En bougeant, même furtivement, il aurait risqué de traverser leur champ de vision et qui sait, de faire accéder son existence à leur conscience.
Il pouvait rester ainsi de longs moments, immobile et invisible, sourd et aveugle aussi car ses rêves menaient derrière son front des courses tumultueuses, des rencontres romanesques, des duels tapageurs, qui mobilisaient tous ses sens, occultant la réalité et la conversation des adultes.
Mais ce jour-là une méchante brume recouvrait le jardin d’une double cloison, et son regard en était resté comme piégé à l’intérieur.
Et il avait entendu. D’abord.
Puis il avait écouté.
Et plus rien n’a jamais été pareil ensuite.
La dispute l’avait d’abord blessé, même s’il n’avait pas compris tous les mots. « Ce n’est pas ton fils » : ce n’est qu’adolescent qu’il avait réalisé la portée de ces paroles échappées dans la colère. Sur le moment, il s’était senti coupable sans savoir vraiment de quoi, et silencieusement avait gagné le jardin blanc de brouillard, cherchant à disparaître un peu plus encore. Ce jour-là, Adeline l’avait appelé longtemps.
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