Murs trop aimés
Photographie : "la maison fantôme", Patrice Mainguy - avec l'autorisation de l'auteur
et sur http://www.lavieengris.com/?p=26213
J'ai dans les doigts quelque chose qui ne vient pas.
-comment se fait-il que je ne passe plus une seule de mes nuits chez moi? Chaque songe m'embarque dans les maisons du passé, et au réveil j'en ramène un souvenir oublié : par exemple que le volet de droite de la chambre du haut ne pouvait s'ouvrir en plein à cause de la balustrade. Dans ma main droite depuis cette nuit-là, le glissement rugueux de la paume sur la peinture écaillée et dans ma rétine le rouge du volet.
Qu'il y avait des chaises cannées : j’ai sous la lèvre une petite cicatrice, laissée par le bord abîmé du siège au travers duquel j’étais passée, petite. Mon corps est marqué, mais le nom et l’objet avaient disparu de ma mémoire, complètement oubliés, car pourquoi s’encombrer… ils sont revenus l’autre nuit, et semblent déterminés à rester.
J’ai dans les doigts quelque chose qui ne vient pas.
Quelque chose en rapport avec l'isba, le deuil jamais fait, quelque chose en rapport avec moi.
Comment se fait-il que la maison se ranime ainsi dans ma tête ?
La forêt autour m’a toujours été l’abri, mais il m’arrive à présent de la trouver menaçante. Et tellement attirante.
- aux murs droits d’aujourd’hui et aux volets automatisés se superposent d’autres murs, d’autres sons, d’autres odeurs. Il y a les voix que je n’entendrai jamais plus car ceux qui les habitaient sont morts et reposent dans le petit cimetière protestant derrière la maison. Étrangement je ne rêve jamais des endroits qui sont restés les mêmes (les bois, le chemin, le cimetière) mais de ceux qui ont changé. Comme si sur le dos de mes songes un jockey fou tirait les reines vers le passé. Ma bouche souffre sous le mors.
J’ai dans les doigts le projet que j’ai eu lorsque la maison a disparu, de montrer, de conserver de raconter de garder à l’identique, les êtres, les murs. Lutte absurde.
Ils sont morts, ceux que j’aimais, et les murs sont tombés. Certains arbres ont été conservés mais on a abattu le grand frêne sur lequel chaque été le chat se coinçait. Pareil pour les sapins derrière le garage, sombre barrage qui faisait de moi une heidi aux petits pains. Eux sont morts, nous sommes restés, et la maison s’est adaptée, s’est libérée enfin du carcan d’une génération figée. J’ai construit aussi, et j’ai transmis à mes enfants l’attachement à l’isba.
Fallait-il ?
Pourquoi aujourd’hui, lorsque je me cherche, la maison vient-elle me réclamer chaque nuit ?
J’ai dans les doigts quelque chose qui ne vient pas. Quelque chose qui ne va pas.
Des attachements sans doute trop forts, des deuils jamais faits, des voix si chères refusées.
Des murs trop aimés.